A propos de la théorie du complot
Un danger peut en cacher un autre
Les théories du complot ont toujours existé, mais elles sont devenues un phénomène moderne, porté par internet.
On peut dire que les événements du 11 Septembre 2001 ont été déterminants à cet égard. Outre leur caractère humainement dramatique, il s’est passé alors deux choses qui devaient avoir une importance sociologique considérable.
D’abord ces événements se sont déroulés en quelque sorte « en direct » devant la Planète entière, grâce à internet. C’est une première historique ! Le drame du 11 Septembre constitue en un sens le véritable lancement d’internet comme fenêtre ouverte sur le monde.
Ensuite les images, choquantes, ont donné naissance à de nombreuses interprétations. Les versions officielles ont été contrebattues par d’autres cherchant à combler les vides ou les contradictions apparentes. Les « théories du complot » avaient trouvé un nouveau souffle, et le « conspirationnisme » devenait un phénomène de société. Mais de quoi parle-t-on au juste ?
Mettre en doute la version officielle ?
S’il s’agit de mettre en doute une version officielle, on pourrait parler d’esprit critique et l’on voit difficilement ce qu’il y aurait à y redire. Après tout, l’Histoire y compris récente est jalonnée de mensonges institutionnels. Le sens critique individuel est une vertu, indissociable du concept de démocratie.
Il est vrai que l’on devrait s’inquiéter si l’on se trouvait en présence d’une sorte de généralisation de la mise en doute – tout ce qui est dit serait faux ou cacherait une réalité bien différente – car il ne s’agirait plus seulement de l’exercice critique mais du soupçon.
La critique porte sur ce qui est dit, le soupçon est une critique étendue à celui qui parle : dans le premier cas on construit par le débat, dans le second on affaiblit le lien en refusant la confiance. Ceci revient simplement à reconnaître que si la critique est une qualité fondamentale dans une société libre, son excès peut se révéler en fin de compte nuisible. En ce sens la généralisation du doute peut représenter un risque de dérapage. Celui-ci pourtant ne sera pas conjuré en attaquant l’esprit critique mais en rétablissant les conditions de la confiance. Ce n’est donc pas sur les théories du complot que l’on devrait mettre l’attention – quel que soit leur degré de vérité ou d’élucubration – mais sur le fait que leur attrait pour un plus grand nombre de gens est un indicateur d’alarme sur la confiance qui fait le lien social.
Découvrir les intentions cachées
S’il s’agit de tenter de discerner des intentions derrière un certain nombre d’événements, autrement dit de rechercher des causes en amont des effets, n’est-ce pas une attitude rationnelle ? C’est bien cette démarche dans le domaine des phénomènes naturels qui a mis fin à de nombreuses superstitions qui écrasaient l’humanité il y a encore quelques siècles. Pourquoi cette même démarche ne serait-elle pas valide dans les sujets économiques ou politiques ? Il est regrettable que trop souvent l’argument « vous faites de la théorie du complot » soit utilisé pour mettre fin à des analyses plus fines, peut-être moins consensuelles, de questions mineures ou majeures. Des personnes, des groupes – et l’on connaît par exemple le pouvoir aujourd’hui d’un certain nombre de lobbys – peuvent avoir des intentions et en ce sens adopter le rôle de facteurs agissants. En tenir compte procède moins de la paranoïa que de la tentative de procéder à une analyse incluant tous les facteurs en cause.
La véritable question est celle de la capacité de la majeure partie des gens à exercer leur esprit critique, à comparer ce qu’ils entendent avec ce qu’ils peuvent vérifier, à former leur jugement sur des bases saines, à disposer d’une profondeur de culture.
Internet et les théories du complot
Il existe certes des théories du complot proprement dites. Tous les événements historiques seraient déterminés ou au moins fortement gouvernés par le pouvoir occulte de quelques-uns. Ces lectures ou relectures de l’Histoire ne sont pas nouvelles. Ce qui est récent en revanche, c’est leur diffusion très large sur internet. Cela ne signifie en rien que ces visions du monde aient gagné en importance : c’est leur échange qui s’est généralisé. On est passé de livres relativement confidentiels à des pages et vidéos qui circulent abondamment sur la toile.
Mais d’autres choses circulent abondamment aussi ! Bien des choses qui étaient autrefois réservées à une relative minorité sont aujourd’hui accessibles au plus grand nombre. A la faveur d’internet la personne moyenne, l’adolescent ordinaire s’informent beaucoup plus, se cultivent plus, et sur un spectre de sujets beaucoup plus large, que leurs « ancêtres » d’il y a deux décennies à peine. Par conséquent ceux qui pensent que les théories du complot, au sens pur, sont ridicules ou dangereuses ne font que souligner en réalité le risque d’internet. On y trouve le meilleur et le pire. La cohérence voudrait que l’on s’intéresse alors à l’esprit critique individuel et à ses conditions, à commencer par une véritable culture partagée.
Au lieu de quoi, un illogisme flagrant s’est imposé. On part du principe que la technologie donne des outils fabuleux d’échange à des personnes immatures. On s’inquiète ensuite des informations ou analyses qui circulent, au lieu de s’inquiéter précisément de cette immaturité.
Si l’on remet les choses à l’endroit, il est suicidaire pour une société de développer une technologie aussi performante sans investir du même coup massivement dans l’éducation. Or c’est exactement ce qui se passe : les producteurs de mobiles, de tablettes et autres moyens fantastiques de communication parviennent à inclure la majorité des populations, tandis que les systèmes éducatifs ont du mal à suivre et à se renouveler.
Le véritable danger
Le déséquilibre entre d’une part les technologies modernes de communication et d’autre part l’éducation est l’un des grands enjeux de nos sociétés. La question n’a jamais été et ne sera jamais celle de la vérité des informations défendues par telle personne ou par tel groupe. Qui sera juge ? La véritable question est celle de la capacité de la majeure partie des gens à exercer leur esprit critique, à comparer ce qu’ils entendent avec ce qu’ils peuvent vérifier, à former leur jugement sur des bases saines, à disposer d’une profondeur de culture.
Plutôt que se draper de mépris ou d’inquiétude devant la diffusion de théories du complot, qui après tout ne sont qu’une infime partie des informations qui circulent plus ou moins valides ou plus ou moins fantaisistes, il serait plus utile de s’alarmer devant un danger bien réel pour l’humanité : celui de voir l’éducation prendre du retard sur les avancées technologiques au moment exact où elle est plus vitale que jamais.