À l’origine, il y avait la philosophie
Voici le premier volet d’un triptyque sur les relations entre la science et la philosophie. Commençons par un peu d’histoire : comment la science s’est-elle émancipée de la philosophie ?
Le mot « philosophie » est apparu à l’époque de Pythagore – celui-ci fut le premier à se qualifier de « philosophe » – avec un sens précis : la recherche de la connaissance par la raison.
Il est devenu commun de dire que la philosophie est « l’amour de la sagesse », et d’interpréter cela comme une recherche de conduite ou d’attitude optimales. Ce n’était pas le sens que lui donnait Pythagore. Certes, le savoir était censé permettre aussi de déterminer le comportement juste. Mais la définition de départ de la philosophie, le souffle qui l’a animée pendant des siècles et qui a marqué la pensée occidentale, c’est la recherche du savoir, le progrès de la connaissance.
Avant Pythagore, « la pensée rationnelle avait lentement émergé des songes mythologiques » selon la belle formule d’Arthur Koestler. On connaît les sept sages, philosophes avant la lettre, dont Thalès. Il y eut une première phase de maturité avec Pythagore, qui mit les mathématiques au cœur de la démarche philosophique et qui commença à étendre les mathématiques à la découverte de la nature. Pas de traces écrites jusque-là, seulement des textes plus tardifs y faisant référence.
On connaît mieux la formidable effervescence qui suivit, avec nombre de philosophes qui ont étendu le champ d’investigation. Les paradoxes de Zénon d’Élée touchaient déjà aux mystères du temps et du mouvement. Puis vint un sommet avec Socrate, Platon et Aristote. A cette phase de l’histoire de la philosophie, la discipline était en quelque sorte structurée, elle avait pour l’essentiel défini son objectif, sa méthode et son périmètre.
Les branches de la philosophie
L’objectif était de comprendre, comprendre toujours plus, toujours mieux.
La méthode, c’était l’approche rationnelle et le dialogue d’esprit à esprit.
Le périmètre recouvrait tous les aspects qui se présentaient : la nature, la vie, la destinée.
Les questions de vrai ou de faux, de bien ou de mal, de beau ou de laid ?
Il y avait pour cela la logique, l’éthique et l’esthétique.
L’univers matériel, les plantes, les animaux, l’être humain ?
Il y avait pour cela la « physique » (de phusis, nature), encore appelée « philosophie seconde » ou plus tard « philosophie naturelle ». Les Grecs anciens y mettaient l’étude des objets inanimés (notre physique d’aujourd’hui) mais aussi l’astronomie, la botanique, la zoologie, la médecine ou encore la politique (l’organisation de la cité),
L’essence des choses, les raisons sous-jacentes, les causes, les finalités, comment l’esprit humain accède à la connaissance ?
C’était la métaphysique (nommée ainsi parce qu’Aristote la faisait venir après la physique dans sa classification), encore appelée « philosophie première ». La métaphysique comprenait l’ontologie, l’étude de la nature profonde du réel, qu’il s’agisse de l’esprit ou de l’univers matériel, et l’épistémologie, l’étude de la connaissance.
Si l’astronomie appartenait à la philosophie naturelle, la cosmologie (la formation et la nature de l’univers) relevait de la métaphysique.
La distinction était assez nette entre la philosophie naturelle qui s’occupait du comment et la métaphysique qui recherchait le pourquoi. C’est d’ailleurs cette séparation qui, en spécialisant la philosophie naturelle, a donné à celle-ci l’élan qui a produit la grande aventure scientifique.
Les mathématiques étaient considérées alors comme appartenant de droit à la philosophie.
Certes, elles ne relevaient ni de la logique, ni de l’éthique, ni de l’esthétique, encore moins de la philosophie naturelle puisqu’elles s’occupaient d’êtres abstraits. Elles ne relevaient pas non plus de la métaphysique puisqu’elles ne se souciaient pas des fondements du réel, ni des causes premières, ni des finalités. Elles étaient pourtant développées par des philosophes (à commencer par Thalès et Pythagore), elles croisaient la logique et n’étaient pas sans lien avec la physique des objets matériels.
Activité de raison pure, révélant des correspondances fascinantes entre l’esprit humain et l’univers, les mathématiques ont été considérées comme « l’étude » par excellence, d’où leur nom (étude en grec se disait mathema).
Tel était donc dans ses très grandes lignes le paysage de la philosophie à son apogée grecque.
Les progrès de la science
Les termes de philosophie et de science ont été longtemps parfaitement synonymes.
Mais la « philosophie de la nature », en se consacrant de façon méticuleuse à l’étude de l’univers matériel, a considérablement progressé tout en développant peu à peu sa propre méthode – que l’on appelle aujourd’hui méthode scientifique – et a pris son envol.
La physique a connu ses avancées les plus spectaculaires avant que l’on s’avise de distinguer science et philosophie : le grand livre fondateur de Newton avait encore pour titre Principes mathématiques de la philosophie naturelle (1687).
Mais très vite la physique s’est émancipée de l’appellation de philosophie pour s’approprier celle de science, l’astronomie a progressé conjointement, puis la chimie, et ces disciplines sont devenues « la » science.
Les mathématiques, tout en suivant leur propre voie de développement, sont devenues le langage et l’outil de la physique, puis se sont emparées de la logique.
La science enthousiaste, découvrant sa puissance sur l’univers matériel, a bientôt considéré que la biologie lui appartenait, de même que la médecine, puis la psychologie et la sociologie. Plus récemment la physique, en renouvelant notre conception du temps, de l’espace, de la matière, a envahi la métaphysique. Qu’est-ce que l’espace-temps de la Relativité générale, sinon une explication de la nature de l’espace et du temps ? Qu’est-ce que la physique quantique, sinon une plongée dans la nature profonde de la matière ? Dernier bastion auquel s’attaquent désormais les physiciens, la cosmologie. Qu’est-ce que la théorie du Big Bang, sinon un explication de l’origine de l’univers ?
Que reste-t-il donc à la philosophie ? L’amour de la sagesse…
Tout se passe comme si, dans la conquête du savoir, la science remplissait désormais les fonctions de la vieille philosophie : comme si l’évolution du savoir, examinée du point de vue où nous en sommes arrivés, montrait une route ascendante depuis la philosophie des débuts jusqu’à la science d’aujourd’hui.
À l’origine il y avait la philosophie, aujourd’hui, il y a la science, ainsi pourrait être résumée cette histoire. Telle est la version de nombreux scientifiques, version qui transparaît clairement dans la majeure partie de la littérature de vulgarisation scientifique.
C’est pourtant terriblement inexact, ainsi que nous le découvrirons prochainement dans le deuxième volet du triptyque sur les relations entre la science et philosophie « Sur la route du savoir, un accident ».